Conquête du champ freudien, la Chine…
Interview de Catherine Orsot Cochard et d’Alain Cochard
par Dominique Carpentier [1]
Télécharger
Tribulations de lacaniens en Chine, ou comment dans ce désert de la psychanalyse, depuis sept ans, patiemment des graines lacaniennes ont été plantées et commencent à y porter leurs fruits.
La Lettre mensuelle : D’où vient ce projet de lien avec la Chine, son origine ?
Alain Cochard : Notre premier voyage en Chine en 2002 a été une rencontre avec un pays dans lequel était palpable une énergie créatrice. C’est au deuxième voyage qu’est né, pour moi, le désir de participer à cet élan créatif, à ce monde en mouvement, éveillant la volonté de ne pas rester dans la confortable, mais stérile, position de spectateur qui fut un temps la mienne. Était-ce là désir impossible ? Désir qu’on caresse et qui déjà nourrit les regrets des occasions manquées et la nostalgie de ce moment où pour un peu ça aurait pu avoir lieu ? L’analyse avait produit ses effets et avait levé le manteau de la modestie. Je n’étais plus tout à fait celui qui sait rester à sa place en se couvrant de la lourde étoffe de l’inhibition. Ce n’était donc pas impossible. Mais alors, comment agir pour aller sur la voie de ce désir ? Il aura fallu peu de temps pour s’apercevoir que la seule chose qui serait mise en jeu ne pouvait être que notre rapport à la psychanalyse, que notre désir de transmettre ce que la psychanalyse nous apprend. Donner envie de lire Freud et Lacan.
Catherine Orsot Cochard : L’idée d’amener Lacan en Chine n’est pas tombée du ciel, sauf à entendre par là les lois du Ciel, au sens des lois du langage. Parler de ce projet de lien avec la Chine pourrait consister à dire qu’ayant eu connaissance de l’implantation en Chine de l’IPA et de divers groupes lacaniens, nous avons voulu que l’orientation lacanienne y soit également représentée et que pour atteindre cet objectif, nous n’avons pas ménagé nos efforts.
En ce qui me concerne, ce projet a trouvé sa force au carrefour de coordonnées présentes et passées. J’assistais au Séminaire de Lacan le jour où il invita son auditoire à s’inspirer de L’écriture poétique chinoise. François Cheng était alors l’un de mes professeurs aux Langues O. J’ignorais qu’il avait travaillé avec Lacan. J’avais hâte de lui apprendre l’incroyable nouvelle : Lacan avait cité son livre en exemple !
Quelques trois décennies plus tard, dans l’élan soulevé par l’idée d’introduire Lacan en Chine, il est apparu que s’était ébauché, ce jour-là, un nouage qui resurgissait, s’animant d’autres contingences dans lesquelles quelques signifiants, comme ce « chinoise » qui m’avait été accolé dans l’enfance, trouvaient leur place. Et dans cette première rencontre in vivo avec la Chine, le plus frappant, c’était une capacité d’invention en dépit du régime autoritaire en place, et une énergie, ressenties nulle part ailleurs, en accord avec un nouveau mode d’être, qui trouvait sa mesure dans la démesure de ce pays.
A. C. : Je m’aperçois après-coup que j’ai fait tout cela comme un travail d’écriture. Je m’explique : mon analyse m’avait débarqué, après un long et laborieux voyage sur le rivage de l’écriture. Après l’image, après la pensée, après la parole bavarde, vaine et souvent vide, la possibilité d’écrire, débarrassé des doutes, des préalables et des vérifications exténuantes imposées par la culpabilité. J’avais éprouvé qu’écrire, c’était manier des éléments logiques, matériels et concrets, et que de leur combinaison pouvait surgir quelque chose qui n’était pas là avant, que la pensé seule n’aurait pas pu produire.
Premier élément concret : Lacan et la Chine. Lacan qui dit s’être toujours intéressé à la culture et à l’écriture chinoise. Les références sont nombreuses dans ses Séminaires et ses Écrits, mais ces références sont peu commentées. La voie n’était pas déjà tracée, raison supplémentaire pour s’y engager. Première page à écrire : rencontrer des personnes susceptibles de recevoir l’enseignement de Lacan. Une université à Pékin, où enseigne un professeur chinois de nos connaissances, nous ouvre ses portes pour y faire des conférences. À partir de ce premier pas, d’autres ont été possibles, qui ne l’auraient pas été si cette première page n’avait pas été écrite.
L. M. : Comment et avec quels contacts avez vous travaillé ce lien avec ce pays, la Chine, dont on connaît la politique, ouverte sur le monde capitaliste, mais sous un régime qui reste répressif…
C. O. C. : De nos premiers voyages, sans plan préétabli, au gré des rencontres, à chercher notre chemin, à accepter de perdre nos repères, nous avons acquis un certain savoir sur la manière dont se nouent les relations, dont la confiance peut ou non s’installer, de ce qu’on peut attendre ou pas. Il n’y a pas de stratégie standard, mais vouloir passer en force, ne pas s’appuyer sur des liens amicaux yǒuyì 友谊,c’est l’échec assuré. En Chine, on ne trahit pas un ami péngyou 朋友. La culture de la parole est très importante. Il faut accepter de passer du temps, et en avoir le goût. L’amitié nous a d’ailleurs ouvert les premières portes, puisque c’est par François Cheng que nous avons eu les coordonnées d’un écrivain à Pékin, qui avait été un de mes professeurs aux Langues O. Dans les échanges avec des intellectuels chinois, ou tout simplement dans le rayon des sciences humaines des librairies, nous avons pu mesurer l’intérêt croissant pour l’enseignement de Lacan.
A. C. : Au détour des rencontres, de l’imprévu saisi au vol, des échecs et des réussites, une évidence se forge, surprenante : des intellectuels en Chine ont été marqués par la lecture de Lacan. Alors nous avons à cœur de ne pas laisser cet héritage en friche. Nous ne voulons pas accepter l’idée que la Chine se réinvente sans le grain de sable de la psychanalyse. Constatant ce désir de psychanalyse et singulièrement de Lacan, un enthousiasme débordant nous a poussé à traverser la Chine du nord au sud, de Pékin à Canton en passant par Qingdao et Shanghai. Sept années à tisser des liens, créer un réseau, faire des exposés. Dès le départ, une stratégie en trois points se dessine : pour faire vivre l’enseignement de Lacan en Chine, il faut toucher les intellectuels, les cliniciens, et faire traduire ses Écrits et les Séminaires. Nous œuvrons dans ces trois directions.
L. M. : Le champ freudien, l’ECF, comment et qui structure ce nouveau ?
C. O. C. : Ce projet, Lacan en Chine, cela voulait dire pour nous l’École de la Cause freudienne. À chaque avancée décisive, nous avons tenu à informer Jacques-Alain Miller et nous avons fait appel à un membre de l’École, que ce soit lors d’une première intervention dans une université à Pékin, ou lorsque le directeur de l’hôpital psychiatrique de Qindgao a accepté de nous rencontrer. Depuis quatre ans, Jean-Louis Gault est le pilier sur lequel repose la formation à la clinique psychanalytique mise en place à l’hôpital psychiatrique de Qingdao, et cofinancée par le Conseil régional des Pays de Loire, la Mairie de Nantes, et l’hôpital psychiatrique de Qingdao, en partenariat avec l’hôpital Saint Jacques et la Section clinique de Nantes. Ses présentations de malade, publiées dans Lacan Quotidien donnent une idée de son talent à entrer dans la langue de chacun pour faire résonner la langue lacanienne.
Grâce au réseau guānxi 关系 mis en place de Pékin à Canton, et avec le concours du Pr Gao Xuanyang, président de l’Institut des cultures européennes à l’université Jiaotong, et du Pr Chu Xiaoquan, traducteur des Écrits, nous avons pu organiser, au mois de septembre 2011, le premier colloque Jacques Lacan qui s’est tenu à Shanghai, où sont intervenus trois membres de l’École de la Cause freudienne : Christiane Alberti, Guy Briole et Jean-Louis Gault ☐
[1] Cet entretien est paru dans la lettre mensuelle, Revue des ACF n°304, janvier 2012.