Un choix :
Se tenir proche
du réel
ou nourrir
les bulles spéculatives
par Bernard Porcheret [1]
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Serais-je moins intranquille ?
Serais-je moins intranquille si j’avais consenti, jeune, à la séduction des laboratoires pharmaceutiques, à leurs dîners, à leurs croisières, pseudo-forums ou symposium servant à justifier des cadeaux. Ces mêmes laboratoires qui, au fil des ans, ont développé auprès des praticiens et du public une rhétorique de la promesse ? [2]
Suis-je donc depuis longtemps devenu incompétent quand j’ironise sur les révélations pseudo-scientifiques ?Non, je ne serais pas moins intranquille, car la clinique finit toujours par objecter aux promesses quelles qu’elles soient ; ce que l’honnête homme se doit toujours de prendre au sérieux, question d’éthique. Mais, sans aucun doute, le goût pour la clinique aurait disparu, faisant place au dépit ! L’organisationnel s’y serait substitué, je serais devenu officier orienteur, expert en signalétique mentale. Nulle béatitude à l’horizon, peut-être le bénéfice imaginaire et sonnant de l’exercice d’un pouvoir managérial ou d’expert, puis la retraite attendue. L’ennui m’aurait gagné.
Mais quelle mouche m’a donc piqué, il y a quarante ans pour que les effets de sa piqûre se soient d’emblée imposés à moi, à tel point que je pense n’avoir pas dérogé à cette position ironique salutaire. Ai-je été vertueux à refuser les voyages offerts en échange d’expérimentations parfois peu scrupuleuses ? Non, il ne s’agit pas de vertu. Ai-je eu la science infuse à avoir eu d’emblée un regard critique sur les articles scientifiques qui corrélaient avec une précipitation étonnante schizophrénie et ventricules cérébraux, schizophrénie et génétique ? Non plus. Il s’agit bien d’autre Chose : un instant de voir.
« Pour moi il est trop tard »
Pourquoi, il y a plusieurs décades, ce propos de Freud, dans sa lettre à Fliess du 29 août 1888, s’est-il gravé dans ma mémoire : …pour moi il est trop tard ? Dans plusieurs lettres précédentes, Freud se plaint auprès de Fliess d’avoir peu de patients et d’être isolé. Fliess lui répond qu’il faudrait qu’il reprenne la médecine générale plutôt que de se spécialiser. Freud garde longtemps le silence, puis lui répond : …pour moi il est trop tard. Mes études insuffisantes ne me laissent pas la possibilité de faire de la médecine générale ; il existe, dans mon instruction médicale une lacune difficile à combler. Je n’ai appris que strictement ce qu’il fallait pour devenir neurologue. Il ajoute plus loin : Dans ces conditions, un adulte ne saurait songer à modifier les fondements de son existence. Je suis donc obligé de rester comme je suis, sans me faire toutefois d’illusion sur les mauvaises conditions de mon état.
Pourquoi avais-je alors lié son propos aux lettres du 21 septembre et du 3 octobre 1897, jusqu’à le situer dans cette dernière ? Il faut que je te confie tout de suite le grand secret qui, au cours de ces derniers mois, s’est lentement révélé. Je ne crois plus à ma neurotica… Dans cet effondrement général, seule la psychologie demeure intacte. Le rêve conserve certainement sa valeur et j’attache toujours plus de prix à mes débuts dans la métapsychologie. Quel dommage, par exemple, que l’interprétation des rêves ne suffise pas à vous faire vivre ! Freud poursuit dans sa lettre suivante : Peu de choses à te dire touchant mes relations avec l’extérieur, mais en moi-même quelque chose de très intéressant se passe. Depuis quatre jours, mon auto-analyse, que je considère comme indispensable à la compréhension de tout le problème, se poursuit dans mes rêves et m’a fourni les preuves et les renseignements les plus sérieux.
Freud réalise à ce moment dans ses recherches sur les rêves, les lapsus, les mots d’esprit, les oublis, les symptômes, ce qui est en jeu fondamentalement chez les êtres parlants, et que Lacan établira en raison : le rapport du sujet à la langue. Ce n’est pas tant le contenu du rêve qui intéressera Freud, mais le jeu signifiant et, aussi, son point d’ombilic.
La fraîcheur de l’inconscient transférentiel
Déchiffrée longtemps après, cette « erreur » de lecture témoigne qu’un instant de voir décisif a chez moi porté à conséquences. Il s’est produit une discontinuité, un avant et un après. Ce dont témoignait cet énoncé : pour moi il est trop tard. Force est de constater que ce moment se retrouve chez chaque analyste, toujours singulier. Cet instant de voir est un aperçu fulgurant du réel comme l’impossible à supporter. Vite recouvert, mais laissant sa marque, seule une psychanalyse menée suffisamment loin permet ensuite de le serrer, de localiser ses retranchements et parfois d’en produire le fin mot. Une psychanalyse avec ses tranches successives est-elle ce temps pour comprendre ce qui a été aperçu ? C’est en tous cas ce que je peux en conclure. Marque indélébile d’une jouissance itérative due à l’impact du matériau signifiant sur le corps, qui de ce choc fait événement. Sans le dispositif analytique, aucune chance de dégager cette causalité matérielle. L’univers signifiant est recouvert par l’univers des significations dans lequel nous sommes immergés. Sauf peut-être le poète auquel Freud, Lacan et de nombreux psychanalystes accordent toute leur attention. Celui-ci en effet est éveillé à la jouissance de la langue, la jouissance de ces concrétions hors-sens, comme l’écrit Michel Leiris. Ces mots de la lalangue qui ne rentrent pas dans le rang de la langue socialisée, et qui, chez lui, commandent sa pratique esthétique. Le poète les fait valoir dans son art, qu’il soit moderne ou classique. Que sait le poète ? La matérialité de la langue, la jouissance des mots, leur primitive absence de sens. Ceci l’autorise, en jouant avec eux, à toutes les torsions et toutes les étincelles. Pour Marguerite Duras, les mots sont dangereux, chargés physiquement de poudre, de poison. Pour Jean- Jacques Rousseau, la langue maternelle est obscène.
Encore que la lettre littéraire et la lettre analytique ne sont pas identiques. Si psychanalyse et poésie ont partie liée quand elles dévoilent le réel dans la langue, en revanche, elles divergent quant au traitement du réel par le semblant. La psychanalyse, par la parole, fait vaciller les semblants qui habillent la marque réelle de la langue, et en produit la lettre ; la poésie, direction inverse, par la lettre littéraire, en invente de nouveaux.
Ainsi se décide le goût pour la clinique chez le praticien. Et nous sommes nombreux à le partager. Au-delà d’une approche holistique et diachronique, et au-delà de la particularité des classes, le psychanalyste vise l’unique, la singularité de ce qui a pu faire événement pour un sujet, phénomène élémentaire, et la manière dont celui-ci essaie de le traiter. Ce réel ne se laisse jamais complètement résorber sous les semblants qui le voilent, et c’est pour ça, qu’à côté des effractions plus ou moins fugaces dans la psychopathologie de la vie quotidienne, qu’il y a des malades. Dès lors le praticien, non sans négliger les apports médicaux et sociaux, qui aident à désangoisser, et à tempérer l’éventuelle rupture du lien social, se mettra à leur côté. Soit pour aider à souffler avec tact sur les fictions de l’être qui identifient ou écrasent le sujet s’il est névrosé. Soit, quand ce n’est pas le cas, pour l’aider à développer des défenses moins onéreuses autour du gouffre de son existence, par une pragmatique singulière visant à arrimer une jouissance délocalisée.
Une ironie constructive
Comme Jacques-Alain Miller l’avait si justement désignée, il y a de nombreuses années, et que son cours de l’an passé permet d’argumenter, il s’agit bien d’une clinique ironique. C’est-à-dire une clinique qui fait la distinction radicale entre réel et semblant, entre existence et être, soit entre hénologie et ontologie. Mais qui fait sa part belle au sinthome, agrafe unique du semblant et du réel. Encore faut-il que le praticien l’ait aperçu, que cet instant de voir porte à conséquences, qu’il en prenne la mesure et ne recule pas devant la tâche. On peut attendre que sa cure analytique, faite d’ouverture et de fermeture de l’inconscient, lui enseigne peu à peu ce qui fonde la qualité ironique de sa position. L’éveil, la curiosité et l’enthousiasme en sont les meilleurs signes. Et, ici, notons qu’enthousiasme ne va pas sans une certaine intranquillité, qu’en tout cas nous sommes loin de la béatitude. Comment ne pas reculer devant cette touche du réel ? Le « je n’en veux rien savoir » est de structure. Une cure analytique, avec un ou plusieurs analystes, faite de plusieurs tranches, ne va pas sans un nouage avec une pratique et une école analytique qui doit entretenir son éveil. Combien ont reculé, cédé sur leur désir, malades ou non, déçus et tristes sans doute ! L’impuissance est toujours masque de l’impossible.
Une nouvelle folie hygiénique
La dynamique addictive de notre société surdétermine le consentement aux objets à consommer, aux savoirs clos, aux dogmes qui promettent le bonheur. C’est la voie promue pour cimenter toute division subjective, pour sortir du sentiment d’impuissance tout en rejetant l’impossible. L’expression bulle spéculative employée par François Gonon sous forme d’une question : « La psychiatrie biologique : une bulle spéculative ? » est heureuse. Une bulle financière veut dire que le niveau de prix d’un produit est très excessif par rapport à la valeur financière intrinsèque des biens ou des actifs échangés. La logique de formation des prix est devenue « autoréférentielle ». Le raisonnement d’arbitrage entre les différents actifs ne s’applique plus. Il repose sur la croyance, la promesse, que la valeur du produit sera plus élevée demain. C’est une bulle de savon qui s’élève et éclate, une bulle de bubble-gum qui, ne cessant de grandir, pète à la figure. Le terme bulle fait référence au Krach boursier anglais de 1720 qui donna lieu à une loi de régulation. Il inspira le poète Jonathan Swift qui fut l’une des nombreuses victimes. Swift compare la variation du cours de l’action à l’ascension et à la chute d’Icare. Une autre victime : Isaac Newton, qui occupait la fonction de Maître de la monnaie à Londres, aurait déclaré : « Je peux prévoir le mouvement des corps célestes, mais pas la folie des gens. » Ceci nous indique, lorsqu’il s’agit de la psychiatrie, que la folie n’est pas là où on l’attend !
François Gonon, dans son article très étayé publié dans la revue Esprit, indique que depuis les années 1960, « les recherches en neurosciences n’ont abouti ni à la mise au point d’indicateurs biologiques pour le diagnostic des maladies psychiatriques ni à de nouvelles classes de médicaments psychotropes. » Il ajoute que les études génétiques sont très peu probantes et « qu’il est donc illusoire d’espérer découvrir une cible moléculaire spécifiquement responsable des troubles fréquents.» En revanche, concernant les troubles psychiatriques graves, l’avènement dans les années 50 des psychotropes et des neuroleptiques, et tout le monde est d’accord, a été un apport majeur à leur traitement. On peut se souvenir du rapport Zarifian commandé par le gouvernement en 1996 et qui dénonçait plusieurs points : la généralisation de la prescription des psychotropes, liée à la multiplication des symptômes potentiellement pathologiques dans le DSM, la dérive du symptôme construit comme une cible pour le médicament ; ceci sous la pression des industriels, avec la complicité des milieux académiques. Zarifian dénonçait un « lobbying d’environnement (qui) consiste à induire par des techniques de communication sophistiquées, bien souvent à I’échelle mondiale, des représentations de la clinique, de la pathologie elle-même et de son contexte ainsi que du traitement, qui soient les plus favorables possible à la prescription médicamenteuse. » François Gonon montre comment le discours abusif et réductionniste de la psychiatrie biologique est produit, quel est son impact sur le public, et quelles en sont les conséquences sociales. Son hypothèse est que « La psychiatrie biologique serait alors convoquée pour démontrer que l’échec social des individus résulte de leur handicap neurobiologique. »
Alors prenons garde à toute rhétorique de la promesse. Si les enfants ne cessent d’être fascinés par les bulles de savon, et les adolescents par celles du bubble-gum, n’oublions pas que les êtres parlants sont toujours prêts à spéculer en s’enfermant dans leurs fictions. C’est ce que doit savoir un psychanalyste.
[1] Paru dans Lacan Quotidien n°214, du 24 mai 2012. Illustration : Jean Siméon Chardin (Paris, 1699-1779), La bulle de savon, c.1733-34. Huile sur toile, 61 x 63,2 cm, New York, Metropolitan Museum of Art.
[2] François Gonon, « La psychiatrie biologique : une bulle spéculative ? », Esprit, novembre 2011, pp. 54-73. François Gonon est neurobiologiste, Directeur de recherches au CNRS à l’institut des maladies neurodégénératives de l’université de Bordeaux.